Le Mythe de la Naissance du Héros, suivi de La Légende de Lohengrin (R.WAGNER)
Bord de l’Escaut. Le comte de Telramund vient se plaindre au roi du Brabant de l’attitude d’Elsa, fille du défunt souverain qui la lui avait confiée, lui promettant sa main sur son lit de mort. Il accuse celle-ci d’avoir manipulé son frère Gottfried, de l’avoir même éliminé pour qu’il ne puisse accéder au Royaume, et qu’elle puisse, elle, y imposer un amant secret avec lequel elle aurait une liaison.
Contre toute attente, Elsa n’argue aucun élément pour sa défense et se replie dans l’attente de l’intervention d’un chevalier servant qu’elle a vu en rêve et qui viendrait la délivrer de sa pénitence en acceptant de mener un duel contre le Comte. Telramund accepte la situation qu’il croit en sa faveur et plaide pour que soit enfermée la jeune femme sur une période définie. Alors que le héraut a déjà sonné par 2 fois, enfin, débarque un chevalier revêtu d’argent, élancé, tenant épée… Il est arrivé dans une nacelle dont la chaîne en or est tiré par un cygne. Il se présente à Elsa. Les 2 se « reconnaissent » faits l’un pour l’autre et se garantissent amour mutuel. Le chevalier au cygne affronte le Comte de Telramund dans un combat facile et déséquilibré à la défaveur du Comte. Dans sa bonté, le chevalier lui épargne malgré tout la vie.
Le chevalier se dirige ensuite vers Elsa et avant le mariage lui fait promettre de ne pas chercher à s’enquérir ni de son nom, ni de ses origines, lesquelles divulguées l’obligeraient à s’en aller pour toujours. Dans le feu de la passion première, Elsa promet et le cortège nuptial s’organise. La femme de Telramund, Ortrude, qui est en fait à l’origine de la manipulation de son époux, tente de compromettre le mariage en questionnant le nom et l’origine du chevalier que tout le peuple accueille avec bonheur. Elsa est un peu confuse, mais respecte ses engagements et parvient à ne pas poser les questions. Le mariage a donc lieu.
Dès le soir des noces cependant, après les échanges tendres des amoureux, Elsa revient sur le sujet, par évocations, en s’arrangeant pour ne pas poser les questions, mais en essayant d’amener le chevalier à lui répondre sans avoir à poser de question. Lui, essaie d’apaiser sa curiosité en lui expliquant qu’il vient d’une haute et noble lignée, et, qu’en ce sens, elle n’a aucune inquiétude à avoir. Mais, Elsa n’en est que plus enflammée et pose brutalement les questions au chevalier interdit. Sur ces entre-faits, surgissent dans la pièce des hommes armés, menés par Telramund, venu pour essayer de lui couper un bout de doigt (sa femme l’ayant convaincu que le chevalier est doté d’un pouvoir magique et qu’il suffirait de lui couper un bout de doigt pour le lui ôter). Elsa enjoint alors son époux à se servir de son épée. Le Comte est mis hors d’atteinte rapidement et ses hommes enfermés. Le chevalier fait se réunir le roi et le peuple, et mande que soit menée Elsa sur les lieux. Là, il expose son nom, et ses origines avant de saluer pour partir à jamais. Il explique se nommer Lohengrin, fils du Graal. Il est venu spécifiquement pour délivrer Elsa et servir le royaume. Maintenant que la question des origines est posée et révélée, il doit s’en retourner, en dépit des réclamations tant de sa jeune épouse que du peuple.
Le cygne blanc tirant la nacelle est déjà là, sur les bords de l’Escaut. Lohengrin saute dans la nacelle, après avoir expliqué à sa femme que leur non vie commune entraînera également le non retour de son frère Gottfried, qui devait revenir après un an de vie commune, heureuse. Elsa s’effondre. Ortrude surgit et annonce avoir compris que le cygne est en fait Gottfried… Lohengrin s’agenouille… comme en prière… Une blanche colombe traverse le ciel au-dessus de sa tête, témoignage de la réalisation de son voeux… Le cygne replonge dans l’eau, et Lohengrin l’en ressort transformé en beau jeune homme vêtu d’argent : Gottfried, qui se jette dans les bras de sa soeur désespérée de perdre ainsi son époux… Lui, devient l’héritier du royaume.
L’attachement au mythe originel
Le Lohengrin de WAGNER s’origine suivant l’auteur dans divers mythes dont il trace les lignes en insistant sur les points communs (mère infidèle ou accusée comme telle ; soumise à répudiation ou enfermement ou encore prenant la fuite ; enfant né de la liaison exposé, « récupéré » et élevé ; devenu jeune homme, ses qualités le distinguent et il devient chevalier auprès d’un roi… Alors, il se fait remarquer par ses exploits, et la main de la fille du royaume-la femme emprisonnée-, lui est donnée… autrement dit, la main de sa mère!). Les aspects divergents sont des nuances de lieux, et de circonstances, mais le thème des origines et de l’inceste non consommé par une révélation (celle des origines précisément) est toujours là.
WAGNER explique lui-même l’engouement passionnel qui le meut lorsqu’il est mis en contact pour la première fois avec le mythe de Lohengrin. Il s’y est plongé, ne pouvant plus en sortir… Pour lui, comme pour beaucoup d’artistes, la création passe inévitablement par ces moments d’exaltation, au cours desquels plus rien ne compte ni n’a de valeur en dehors de toute considération créatrice.
Alors, quels sont les mobiles de cet attachement au mythe en question ? Comme tout mobile de vie quotidienne, ils relèvent à la fois de motivations conscientes et inconscientes.
Sur le plan conscient, WAGNER approche le mythe avec la représentation de la position particulière de l’artiste, faisant ainsi coïncider sa propre évolution et sa propre personnalité avec celle de Lohengrin.
Lohengrin, c’est l’artiste, isolé dans sa tour d’ivoire dorée… ce maître de l’univers existant pour sauver l’homme, ou la femme, grâce à l’art, à ses créations. Mais, cet artiste est aussi un homme… et il s’ennuie parfois… Alors, quand il entend ce cri de la femme (la prière d’Elsa), il l’entend aussi en tant qu’homme et veut croire qu’il peut lui aussi vivre une vie semblable à celle des autres hommes (le mariage et les promesses). Mais, l’envie, la jalousie des autres remettent en cause les tendres promesses et corrompent les engagements… (rupture de l’engagement par Elsa). L’artiste ne peut plus faire autrement que de repartir dans sa tour (retour de Lohengrin).
Cette approche est représentative de la difficulté de vivre de Richard WAGNER : difficulté de n’être autrement que DANS l’oeuvre et PAR l’oeuvre…. Mais difficulté aussi de se trouver femme… (WAGNER a connu 2 mariages, et à chaque fois, ses épouses sont des femmes qui sont non libres quand il les courtise…). Sur le plan inconscient, WAGNER chercherait à retrouver/sauver la mère de l’homme qui la détourne de lui.
Richard WAGNER est âgé de 6 mois lorsque son père meurt. La relation mère-enfant, fusionnelle à cette époque a facilement pu l’être davantage encore du fait de cette perte d’objet pour la mère. Cependant, elle se remarie avec GEYER, un comédien, qui devient donc le beau-père de Richard WAGNER. Ce dernier reste d’ailleurs convaincu très tardivement que cet homme est son père (fantasme permettant d’envisager une infidélité maternelle… envisager donc cette mère comme une « putain » (cf.RANK)… seul moyen de la rendre accessible par lui).
En règle générale, ce type de fantasme se déploie à la puberté, avant de s’évanouir par l’implication dans la vie socio-professionnelle et affective. Or, WAGNER, finalement, répète à l’envie ce fantasme. Dans ses réalisations créatrices, il s’identifie à GEYER et conteste la femme, sous forme de héros légendaires. Il la conteste à un autre homme, en variant et répétant le thème inlassablement… sous le thème du « tiers lésé ». Dans sa vie même, le thème de la rivalité joue un rôle prépondérant. L’amour « le plus violent et le plus profond » (cf.RANK) qu’il éprouve s ‘adresse à une femme déjà engagée (la femme de son ami WESENDONCK). Cette condition de l’insatiable amour, qui découle inévitablement du complexe maternel, peut être considéré comme relativement apaisé lorsque WAGNER déjà mûr, épouse la femme d’un autre ami (BÜLOW), réussissant ainsi à réaliser le vieux désir de la femme d’un autre (femme du père), alors que ce désir infantile était depuis longtemps inconscient.
Pour RANK, « le moi ne retrouve sa propre héroïcité que dans l’enfance et c’est pourquoi il est obligé de substituer au héros sa propre révolte », p.147. L’adulte crée des mythes au moyen d’un retour fantasmagorique à l’enfance, en imputant au héros sa propre histoire d’enfant.
Ces mythes sont a priori défigurés parce qu’ils subissent une déformation du fait de l’histoire de la collectivité qui les portent, et transmettent.
« Chaque génération successive de conteurs laisse des traces de son niveau culturel et de son stade de refoulement sur le corps du mythe »
Rank. Le Mythe de la naissance du héros (suivi de) La Légende de Lohengrin. p.13
La question que soulève RANK, par delà la référence au mythe, est certainement également celle de l’imprégnation psychique de l’artiste dans son oeuvre, quelle que soit le domaine artistique concerné.
Suivant sa position, toute création relève d’une implication totale de l’artiste… c’est en fait aussi la position de WAGNER et de nombreux artistes… qui n’hésitent pas à expliquer la fièvre créatrice qui les saisit, en-dehors de toute rationalité au moment où « l’inspiration » est là. Quand elle est là, quand ils sentent que tout est là, alors ils se laissent envahir, prendre par cette source de création et la suive… dans une position clairement transcendantale, à des fins de catharsis… « il fallait le faire… ». Dans ces moments, plus rien d’autre ne compte que la production, plus rien n’a de valeur (et on revient au thème du génie incompris par la foule, éprouvant une nostalgie éternelle et préférant retourner à la solitude).
Partant de cette thèse de la projection du psychisme du créateur sur sa création, je me suis amusée à analyser une partie de la production littéraire de certains auteurs, notamment d’Olivier ADAM, au travers son ouvrage de 2005, Falaises (ed. De l’Olivier, coll.Points). La production a été travaillée comme le serait le contenu d’un analysant, en travail avec moi, mais uniquement en exploitant un outil très spécifique de la psychanalyse active, qu’est l’analyse quantique des rêves. J’ai appliqué la même méthode au contenu créé, plutôt qu’au rêve. Je parviens à une hypothèse concernant l’implication psychique de l’auteur, et l’extension de cette grille d’analyse à d’autres productions que la production onirique.
La question que je pose est alors la suivante : l’analyse d’un artiste est-elle, serait-elle souhaitable au regard de son talent créateur ??? Si la fougue créatrice se trouve inévitablement modifiée par le travail analytique de soi, l’analyse confère certainement un champ de distanciation possible et de renouvellement dans la production. Le non-travail a sans doute tendance à enfermer, scléroser le talent créateur, qui s’auto-alimente de ses sources primitives. Si la pulsion de mort alimente le talent créateur dans le non-travail (l’oeuvre elle-même et son succès protégeant de l’issue funeste), c’est la pulsion de vie qui stimule la création dans le cas du travail analytique (la réussite de l’oeuvre, assurant alors une perception de plaisir d’être et faire en adéquation avec soi-même et l’évolution des conditions, du contexte).
Réflexions
par Otto RANK (1911)
La légende de Lohengrin, le mythe et son exploitation par Richard WAGNER d’après Otto RANK
(1884-1939)
Alexandra D.MOTSCH-MULLER